Au fil de l'AFP
Israël - Hamas : le conflit de tous les dangers
La guerre entre Israël et le Hamas est l’un des sujets les plus difficiles et les plus clivants que l’AFP ait à couvrir. Il touche à des fractures historiques profondes et provoque des réactions viscérales dans nos sociétés comme dans les salles de rédaction.
Par Phil CHETWYND, Directeur de l'Information de l'AFP
L’ampleur et la brutalité de l’attaque du Hamas du 7 octobre, et les questions existentielles qu’elle a fait surgir en Israël, ont suscité une émotion considérable, tout comme les souffrances et les bombardements à Gaza. Le débat au vitriol sur les réseaux sociaux, où foisonnent images violentes, propos haineux et désinformation, jette en continu de l’huile sur le feu.
L’AFP travaille 24H/24 pour suivre et décrypter une situation en constante évolution, ce qui l’expose à des accusations de partialité, tantôt pro-palestinienne, tantôt pro-israélienne. Chaque mot que nous écrivons est scruté à la loupe pour y détecter des signes de subjectivité. Nos journalistes sont confrontés à des insultes inacceptables. Dans ce contexte, produire du journalisme de qualité est extrêmement difficile.
Soyons clairs : l’AFP n’a pas de parti pris. Elle respecte scrupuleusement ses statuts, qui l'obligent à couvrir les faits et à témoigner en toute indépendance. Et soyons clairs aussi : nous sommes très fiers de nos journalistes qui travaillent sans relâche pour couvrir cette guerre, parfois dans des conditions extrêmement périlleuses. Ils ont fait des choses extraordinaires.
Vue aérienne, le 13 octobre 2023, de véhicules abandonnés ou incendiés dans le désert de Néguev, sur le site de la rave-party attaquée le 7 octobre par des combattants du Hamas. JACK GUEZ / AFP
Mais nous ne sommes pas parfaits. La collecte d’informations en temps réel est parfois acrobatique. Nous publions quotidiennement des centaines d’articles, de photos et de vidéos. Malgré tous nos efforts, nous faisons parfois des erreurs, des choix imparfaits. Mais nous nous efforçons d’être transparents : nous corrigeons, nous affinons, nous actualisons. Nous essayons d’être justes, et de couvrir cette guerre sur le terrain, à Gaza et en Israël, sans peur ni traitement de faveur.
Tous les jours nous rappelons nos principes éditoriaux, notre charte et nos consignes sur la nécessité de sourcer les informations. Nous sommes une agence de presse, nous n’éditorialisons pas. Toute information que nous envoyons à nos clients doit être clairement sourcée.
Notre rédactrice en chef, avec nos responsables des principes éditoriaux, remet régulièrement à jour nos consignes éditoriales sur cette guerre pour assurer une couverture juste et équilibrée, dans le monde entier. Beaucoup de nos 1 700 journalistes à travers la planète contribuent à cette couverture, qui témoigne des réactions parfois violentes à cette guerre. Les mêmes règles doivent s’appliquer partout.
New York : manifestation pro-palestinienne le 9 octobre 2023, et manifestation pro-israélienne le 10 octobre 2023. Photo de gauche : ADAM GRAY / AFP – Photo de droite : ED JONES / AFP
À l’AFP, notre priorité est d’avoir des journalistes sur le terrain qui puissent être des témoins directs d’un évènement. Nous avons actuellement quelque 50 journalistes qui travaillent en Israël, dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. La majorité d’entre eux vivent sur place – qu’ils soient Israéliens, Palestiniens ou étrangers. Avec leur connaissance du terrain et leurs sources, ils apportent depuis le début une expertise essentielle à notre couverture. Une quinzaine d’envoyés spéciaux les ont rejoints ces dernières semaines.
Nous avons des équipes qui sillonnent Israël pour documenter les conséquences de l’attaque du 7 octobre, qui a fait environ 1 400 morts israéliens, essentiellement des civils. Nous documentons aussi bien le sort d’Israéliens ordinaires que les mouvements et le renforcement de l’armée israélienne.
Nous avons raconté les scènes d’horreur dans les communautés attaquées par le Hamas, été dans les morgues où des restes humains avaient été rassemblés, sur les lieux de la rave-party où des centaines de jeunes ont été massacrés. Nous documentons le sort des otages et de leur famille. Nous avons couvert de nombreuses obsèques déchirantes. Et nous nous efforçons de continuer de parler des victimes israéliennes du 7 octobre, même si les évènements à Gaza occupent désormais le devant de la scène.
À Gaza, nous avons neuf journalistes palestiniens qui travaillent dans les conditions les plus précaires. Ils ont tous dû abandonner leur domicile et notre bureau situé à Gaza-ville, lorsque l’armée israélienne a appelé la population à évacuer vers le sud. Il ne reste plus qu’une caméra vidéo sur le toit de l’immeuble, qui diffuse des images live vers les chaînes de télévision du monde entier.
Des habitants de Gaza pleurent des membres de la famille Abou Morad, morts dans des bombardements israéliens à Khan Younès, au sud de Gaza, le 24 octobre 2023. MAHMUD HAMS / AFP
Nos journalistes se serrent désormais dans des appartements partagés, ou dans des tentes près de Khan Younès, avec une soixantaine de membres de leurs familles. Eau et nourriture sont rares, les bombes pleuvent autour d’eux. Certains ont perdu des membres de leur famille, presque tous ont perdu des amis ou des voisins. Plusieurs ont vu leur logement rasé. L'atmosphère est au désespoir.
Ils continuent à faire preuve d’un courage et d’une résilience extraordinaires pour documenter la mort et la destruction qui les entourent, alors que plus de 25 journalistes palestiniens tués, selon un dernier bilan. Ils sont au quotidien dans les hôpitaux et les morgues. Ils voient des centaines de morts et de blessés. Les souffrances dont ils témoignent peuvent être accablantes. Selon les autorités contrôlées par le Hamas, plus de 9 000 personnes, dont des milliers d’enfants, ont trouvé la mort.
Pour le moment, nos journalistes sont coincés à Gaza. Ils n’ont aucune possibilité de quitter le territoire. La direction de l’AFP est en contact régulier avec l’armée israélienne. Elle nous dit que les médias ne sont pas délibérément pris pour cible, mais que la sécurité de nos journalistes ne peut pas être garantie. Nous faisons pression auprès de toutes les autorités pertinentes pour leur venir en aide. Que certaines personnes aient pu quitter Gaza pour l'Egypte depuis le 1er novembre nous donne un peu d'espoir.
EXPLOSION À L'HÔPITAL
Les difficultés de notre travail ont été particulièrement flagrantes lors de l’explosion survenue à l’hôpital Ahli Arab à Gaza, le 17 octobre.
Vue aérienne de l'hôpital Ahli Arab le 18 octobre 2023.
Comme beaucoup de grands médias, l’AFP a rapporté les affirmations des responsables du ministère de la Santé du Hamas, selon lesquels 200 à 300 personnes avaient été tuées par une frappe israélienne. Nous avons immédiatement contacté les militaires israéliens pour avoir leur réaction, et inclus leur premier commentaire dans les 15 minutes qui ont suivi notre alerte sur l’explosion. Israël n’a formellement démenti et accusé le Jihad islamique d’être à l’origine de l’explosion qu’environ trois heures plus tard. Cela nous a conduits à réécrire complètement nos articles. Mais dans la bataille de l’information, les affirmations du Hamas avaient pris une longueur d’avance.
Les médias ont été très critiqués pour avoir donné trop d’importance aux affirmations du Hamas.
Aurions-nous pu traiter cette histoire autrement ? Oui. Etant donné la lourdeur du bilan annoncé, on aurait dû être plus prudent dans le choix des mots, et dire clairement que l’AFP n’avait pas pu vérifier les affirmations du Hamas. Nous avons en conséquence actualisé nos règles éditoriales pour rappeler cette nécessité.
L’AFP aurait-elle pu passer sous silence les affirmations du ministère du Hamas ? Non. Les médias traditionnels ne sont plus les gardiens de l’information. La nouvelle était déjà sur les réseaux sociaux. Notre travail est de vérifier, contextualiser. Des experts militaires interrogés dans le cadre de l'enquête que nous avons menée sur cette frappe semblent pencher pour la thèse d’un missile palestinien, mais ils n'ont définitivement écarté aucun scénario.
Nous faisons tout pour protéger nos équipes, car nous mesurons pleinement les dangers de cette guerre. La photographe de l’AFP Christina Assi est toujours hospitalisée, après avoir été gravement blessée dans une attaque au sud Liban le 13 octobre, qui a tué notre collègue de Reuters Issam Abdallah. Cinq autres journalistes, dont Dylan Collins de l’AFP et des collègues de Reuters et Al-Jazeera, ont été blessés. Ils sont sûrs d’avoir été touchés par une frappe israélienne. Des enquêtes ont été ouvertes, qui sont toujours en cours.
Des proches de Céline Ben David Nagar, Franco-Israélienne tuée dans l'attaque du Hamas contre une rave-party le 7 octobre 2023, en pleurs lors de ses funérailles près de Tel-Aviv, le 17 octobre. GIL COHEN MAGEN / AFP
Nous faisons également tout ce que nous pouvons pour protéger la santé mentale de nos équipes. A l’ère du numérique, la bataille de l’information se mène souvent à coups d’images déchirantes, parfois violentes.
Nos journalistes ont été parmi les premiers témoins indépendants des atrocités commises dans le sud d’Israël le 7 octobre. Nos images de civils abattus à un arrêt de bus ou dans leur voiture à Sdérot ont fait le tour du monde. Elles sont très pénibles à regarder. Nous avons aussi fait partie des premiers groupes de journalistes à se rendre dans les kibboutz proches de la bande de Gaza, scènes des pires violences du Hamas.
Dès le premier jour, nous avons vérifié et envoyé à nos clients des images fournies par des secouristes israéliens, provenant de caméras de surveillance, dashcams ou caméras corporelles retrouvées sur les dépouilles des attaquants. Pendant que nos journalistes examinaient quantités d’images d’horreurs, nos équipes d'investigation numérique étaient confrontées à un flot de vidéos fausses ou manipulées, montrant des violences sorties de leur contexte et sans rapport avec cette guerre.
Ces images font partie de milliers de photos et vidéos difficiles prises par les journalistes de l’AFP ces dernières semaines. Les images d’enfants morts ou blessés sont particulièrement perturbantes.
Si nous faisons ce travail, c’est pour arriver à une vision claire et précise des évènements et fournir à nos clients du monde entier des faits vérifiés. Mais nous avons conscience de son impact psychologique sur nos journalistes. C’est très dur, et nous devons les protéger et les soutenir.
Nous savons que ce conflit va durer et que d’autres difficultés nous attendent. En dépit des pressions, nous nous sentons investis d'une énorme responsabilité et d'une mission. Les messages de soutien de nos clients et la solidarité avec nos collègues d’autres médias nous donnent du courage : notre travail est plus que jamais pertinent et important.