Au fil de l'AFP
La guerre de la terre
Un grand reportage AFP de Célia Lebur, Florian Plaucheur & Luis Tato disponible le 26 juin sur AFP Forum : numéro d'événement EFF58
Peuls en Afrique de l’Ouest: s’adapter, lutter ou disparaître
Hors des radars médiatiques il y a encore deux ans, les Peuls, l’un des derniers grands peuples nomades de la planète, sont désormais au coeur de presque toutes les actualités au Sahel.
Et pour cause, ils sont aujourd’hui plus de 35 millions, dispersés dans une quinzaine de pays, des côtes Atlantique du Sénégal à la forêt dense de la Centrafrique.
Ce peuple comme tous les peuples nomades fascine et inquiète. Il va à l’encontre des fondements des sociétés occidentales et de celles de l’Afrique depuis sa colonisation: la sédentarisation et les frontières.
Avec leurs dizaines de millions de têtes de bétail, les éleveurs nomades ou semi-nomades empruntent les mêmes routes depuis des siècles, parlent une langue commune, le fufulbe, et maintiennent leur tradition ancestrale sous l’influence continuelle d’un islam qui tend à se radicaliser dans la région.
Ces routes historiques de commerces et de tous les trafics, qui traversent les frontières tracées à la corde par les empires coloniaux, sont aujourd’hui les plus dangereuses au monde.
Le Sahel se transforme peu à peu, et à grande vitesse, en une vaste zone de non-droit, percée de trous noirs administratifs ou médiatiques, où les conflits, qui étaient autrefois cantonnés à des pays ou des régions précises, comme on l’a vu dans le nord du Mali en 2013, se déplacent, se font oublier, puis prennent par surprise des villages entiers.
Le Mali, le Burkina Faso et le Nigeria sont rongés par ces conflits entre éleveurs et agriculteurs sédentaires, qui ne parviennent plus à vivre ensemble et se battent pour ce qu'il leur reste de plus cher, la terre: les premiers pour faire paître leurs bêtes, les autres pour cultiver leurs champs. L'un comme l'autre, pour survivre.
Dans ces cycles de violences et de revanches, que tentent d'instrumentaliser les groupes radicaux jihadistes, les Peuls sont souvent stigmatisés, tenus responsables de tous les maux et de toutes les tueries.
Mais qui sont-ils vraiment? D’où viennent-ils? Quel avenir pour ce peuple dans un monde construit contre les principes mêmes qui le régissent: les traditions ancestrales et le nomadisme.
Leur survie se joue dans toutes les grandes problématiques qui bousculent aujourd’hui notre planète: l’explosion démographique, l’émergence d’une classe moyenne et de sa consommation alimentaire, la migration, le réchauffement climatique, le manque de terres arables, le communautarisme et le risque de la radicalisation.
A travers une série de reportages inédits au long cours, une équipe de l’AFP s'est rendue dans plusieurs régions du Nigeria, à la rencontre du peuple peul. Un peuple qui n'a plus d’autre choix que de s’adapter et de lutter, s’il ne veut pas totalement disparaître.
Sous l'impulsion de Célia Lebur du bureau de l'AFP à Lagos, cette série de papiers commence par un long traveling sur les Peuls, leur survie au quotidien sur les terres brûlées du Sahel et leur conflit avec les paysans sédentaires qui a dégénéré en guerre sanglante pour la terre.
A partir de ce vaste panorama, nous revenons en détail sur les racines historiques à l'origine du conflit actuel ainsi que la demande croissante de viande bovine, un phénomène qui présente des risques pour les éleveurs mais leur offre aussi une perspective d'enrichissement.
Nous dressons aussi le profil d'un magnat des affaires peul, Mohammed Abubakar Bambado, qui se trouve également être roi.
Nous évoquons enfin un ancien Etat islamique peul du XIXe siècle, alors le plus grand d'Afrique, dont l'actualité a ravivé le souvenir.
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[REPORTAGE] Peuls au Nigeria: la guerre de la terre
"Poussez-vous !" Un épais nuage de poussière se soulève sous les cris et les coups de bâtons d'adolescents coiffés de chapeaux de paille: la foule s'écarte aussitôt, un nouveau cortège de bœufs aux cornes interminables se bouscule vers l'enclos. Agege Market, dans la capitale économique du Nigeria, Lagos, est le plus grand marché à bestiaux d'Afrique de l'Ouest.
A l'intérieur, des centaines, des milliers de têtes de bétail piétinent la boue et les sacs plastique sous une chaleur assommante. Il est 10H00 du matin, les acheteurs arrivent et les tractations vont pouvoir démarrer.
Jusqu'à 50 camions pleins sont déchargés ici tous les jours pour approvisionner Lagos, la bouillonnante mégalopole de 20 millions d'habitants. Le pays le plus peuplé du continent compte déjà près de 200 millions de bouches à nourrir. On en prévoit presque 400 millions d'ici 2050. Le marché de la viande rouge et des produits laitiers, en pleine expansion, accompagne ce boom démographique. Dans l'espace ouest-africain, on estime qu'un consommateur de bœuf sur deux est nigérian.
Certaines bêtes, épuisées par la route, affaiblies par les maladies, se sont effondrées à l'arrivée. Couchées sur le flanc, côtes saillantes, elles s'apprêtent à rendre l'âme dans l'indifférence générale. Celles-là ne valent plus grand-chose. Trop maigres. Les autres, la majorité, nourries aux grains et aux fourrages pour faire monter les enchères, affichent un poil luisant et des cuisses généreuses, signe de bonne santé.
Toutes ont parcouru des centaines de kilomètres, en marchant d'abord, puis dans de gros camions à bétail. Toutes finiront leur voyage à quelques mètres de là, dans les grands abattoirs de Lagos. Sur un parking crasseux, de petits fourgons réfrigérés attendent patiemment leur chargement.
Aisha Maila est une des rares femmes à se frayer un chemin dans cet immense capharnaüm, où l'air blanchâtre est saturé de l'odeur d'excréments des bêtes et de la sueur des hommes. La vieille dame marie sa fille dans quelques jours, et veut des festivités à la hauteur de l'évènement. Elle n'est pas bien riche, alors elle vient s'approvisionner à la source. Combien pour ce gros mâle blanc, là-bas ? "350.000" (nairas, soit près de 900 euros). "Trop cher". Elle se rabat sur une taille plus modeste, adaptée à son budget.
Le vrai business, celui qui rapporte, suit son cours à l'écart des particuliers. Vendeurs, grossistes, intermédiaires s'attroupent. Gambo Usman a déniché un bon client, représentant d'une boucherie, pour un lot de vaches Ambala venues du Tchad.
"Yauwa, yauwa" ("ok, ok"), répète-t-il en haoussa. Le téléphone vissé sur l’oreille, il négocie en liaison directe avec son patron, riche propriétaire resté à Kano, ville commerçante du grand nord nigérian. Gambo n'est qu'un commis. Deux fois par mois, il traverse le Nigeria en avion du nord au sud, sur près de 1.000 km entre Kano et Lagos, pour venir vendre les bêtes.
"La demande ne cesse de grossir et nous avons parfois du mal à y répondre. Ces derniers temps, il y a des pénuries à cause des violences avec les agriculteurs. Beaucoup de troupeaux ont été décimés là-haut", ajoute Gambo, jean déchiré, chaussé de bottes maculées de boue.
- Champs saccagés et vol de bétail -
C'est de "là-haut" que proviennent la majorité des bêtes destinées aux grandes villes du sud: aux confins du Niger, du Tchad et du Cameroun, le Sahel est le berceau d'une tradition millénaire, l'élevage transhumant essentiellement pratiqué par les Peuls, aujourd'hui confrontée à d'immenses défis. Il y a là en jeu un cheptel considérable: près de 20 millions de bovins, 40 millions d’ovins et 60 millions de caprins.
Chaque année à partir de novembre, lorsque débute la saison sèche, les éleveurs et leurs bêtes descendent en quête de nouveaux pâturages vers les plaines fertiles du centre, traversées par les fleuves Niger et Benoué.
Il y avait autrefois de la place pour tout le monde dans la "Middle Belt", la ceinture du milieu où se rencontrent un Nord à dominante musulmane et un Sud majoritairement chrétien: le lait s'échangeait contre des céréales, les résidus agricoles servaient à nourrir les troupeaux, et le crottin comme engrais pour les sols.
Des tensions pouvaient naitre, surtout lorsqu'un troupeau saccageait des récoltes en pénétrant sur un champ cultivé. Cela dégénérait parfois en règlement de compte. Mais les puissantes chefferies traditionnelles, aujourd’hui reléguées à un rôle figuratif, pouvaient encore apaiser les esprits.
La baisse des précipitations et les sécheresses dans le nord, la sanglante insurrection jihadiste de Boko Haram dans le bassin du lac Tchad, le recul de certains parasites leur permettant d'accéder aux zones humides du centre… ont progressivement poussé les éleveurs peuls à s’aventurer plus au sud. Et à s'y installer, souvent de manière durable.
Avec la croissance démographique vertigineuse qui a accompagné le XXe siècle au Nigeria, l'expansion urbaine, industrielle et surtout agricole, la terre est devenue l'objet d'une compétition féroce. Peu à peu, les conflits à propos des saccages de récoltes, de pollutions de l’eau ou de vol de bétail se sont généralisés.
Le village d'Ang War Aku, où vivent des chrétiens de l'ethnie Adara, dans l'Etat de Kaduna (centre-nord), est au cœur de cette guerre larvée qui fait désormais plus de morts que Boko Haram. Depuis l'attaque du 8 avril, ce n'est plus qu'un champ de ruines.
Dans le silence pesant du dispensaire de campagne où ont été évacués les blessés, le corps immobile de Monica Gabriel est allongé sur un vieux matelas posé à même le sol, simplement recouvert d'un pagne rouge vif. Comme la couleur du sang qui a coulé et dont l'odeur est restée.
Une semaine après les tueries, la cultivatrice de 48 ans est encore sous le choc. Son visage s'est figé et elle n'a plus prononcé un seul mot.
Des balles se sont logées dans chacune de ses jambes. Son crâne rasé est traversé d'une immense balafre tandis qu'un bandage grossier recouvre son poignet gauche. Les hommes qui l'ont attaquée lui ont tranché la main à la machette.
Autour d'elle, deux infirmières combattent les mouches qui voudraient venir pondre sur les plaies. Si ce n'était le hoquet qui soulève sa poitrine à intervalles réguliers, on douterait que Monica soit encore de ce monde.
- Déjà 7.000 morts -
Vers 6H30, ce matin-là, elle préparait une bouillie de mil quand les tirs d'armes automatiques ont commencé à pleuvoir sur Ang Wan Aku.
"Quelqu'un a crié pour donner l'alerte, mais nous n'avons pas entendu. Ma mère a été tuée sur le pas de la porte. Ma femme a essayé de s'enfuir en courant, mais ils l'ont rattrapée", raconte d'une voix tremblante son mari Dauda, qui n'a pas quitté son chevet.
"Nous ne savons pas pourquoi ils nous ont attaqués, on ne leur avait rien fait".
Maison après maison, ils sont entrés, abattant hommes, femmes, enfants, vieillards qui se trouvaient sur leur chemin. En moins de deux heures, 27 personnes ont été massacrées, et 16 autres gravement blessées dans ce village de quelque 2.000 âmes.
Les survivants assurent que les assaillants sont "des Peuls". Ils les ont entendus parler leur langue, l fulfulde. Ils en sont certains : ils ont reconnu leur "peau claire" et leurs "traits émaciés".
S'agit-il de bandits de grand chemin, comme la région en compte tant ? D’éleveurs venus des hameaux environnants ou de contrées lointaines ? Est-ce là un acte de vengeance, un déchainement de violences gratuit ?
La vérité est que bien souvent, personne ne sait qui a commencé, ni ce qu'il s'est vraiment passé. Il existe autant d'histoires que d’hommes dans ces régions reculées.
Certains racontent qu'une décision de justice tranchée en faveur des Adara sur un litige foncier, a déclenché la colère des Peuls. D'autres affirment qu’une dispute à propos d'une fille a dégénéré entre deux bandes de jeunes...
Seule certitude : la spirale infernale des violences n’en finit plus entre les deux communautés, à l’image de ce qui se passe dans toute la Middle Belt. Le conflit aurait fait 7.000 morts en cinq ans.
Les fermiers sédentaires – issus d’une multitude de minorités ethniques chrétiennes - brandissent leur statut d’"indigènes" pour étendre leurs plantations, sûrs de leurs droits coutumiers et ancestraux sur la terre. Ils y ont été encouragés par les politiques agricoles des gouvernements successifs soucieux de sortir le pays du tout pétrole.
- Instrumentalisation politique -
Mais, au fil des mois, les violences ont transformé la campagne en un no man's land: en parcourant les pistes en terre sur des dizaines de kilomètres, les villages adara saccagés succèdent aux hameaux peuls abandonnés.
A certains endroits, le feu qui a ravagé les maisons quelques jours plus tôt brûle encore, au milieu des carcasses de moto et des casseroles calcinées. Les amas de tôles sont tout ce qu'il reste des toits effondrés. Seuls les hurlements de chiens apeurés viennent briser le silence.
Les morts ont été enterrés à la hâte, sans cercueil ni sépulture, dans des fosses communes creusées par les villageois avant que les charognards ne viennent les dévorer. A Dogon Noma, où 71 personnes ont été tuées et 250 habitations incendiées mi-mars, les victimes ont été enfouies dix par dix sous ce qui ressemble à un gros champ de terre fraichement labourée.
Bien souvent, la police comme les secours arrivent tard, plusieurs jours après le drame. Les enquêtes piétinent, et l’impunité règne. De quoi nourrir les haines.
Le pasteur Yohanna Buru est attendu ce dimanche matin dans l’église évangéliste de Mararaban. Elle est remplie de déplacés venus recevoir l’onction suprême, et récupérer des sacs de vivres sous le regard bienveillant d’un immense christ sur sa croix.
"Faites confiance au Seigneur, seul lui peut vous sauver. Ne cherchez pas à vous venger, priez pour vos ennemis et le salut de leur âme", tonne au micro le quadragénaire aux grosses lunettes de soleil noires, en jean, chemise et baskets, qui porte rarement la soutane.
Regards étonnés, murmures dans les rangs.
Visiblement, ce n’est pas exactement ce que les fidèles étaient venus entendre. Ils se sont habitués aux discours vengeurs de leurs chefs coutumiers, de leurs responsables politiques, qui travaillent sans relâche à diviser les communautés sur une base ethnique et religieuse.
Quoi de plus pratique pour justifier la pauvreté galopante, la faim qui tenaille le ventre, le chômage, les frustrations ? Surtout en période électorale, comme en cette année 2019, où les Nigérians ont réélu Muhammadu Buhari à la tête de la première économie d’Afrique.
- L'exil des Peuls -
Le religieux insiste: "Peul n'est pas synonyme de terroriste". Dans sa maison située au cœur du quartier chrétien de Kaduna, où s'applique la charia, il invite les imams à célébrer Noël et Pâques à ses côtés et répète à qui veut l'entendre que "le dialogue reste la seule issue".
Sa voix est devenue célèbre dans toute la région. Elle résonne chaque dimanche sur les ondes de la radio locale Alheri, où il a désormais sa propre émission. "Je suis un faiseur de paix. Mais n'allez pas croire que ça plaise à tout le monde. J'ai reçu des menaces, des intimidations. On me demande pourquoi je parle avec les ennemis de la chrétienté".
"Ce n’est pas facile, mais il faut les comprendre", poursuit le pasteur. "Cette terre, c’est leur seule richesse, tout ce qu’ils savent faire, c’est la cultiver. Et si on leur enlève, ils n’ont plus rien".
Oyama Kwanaki est de ceux-là. De ceux qui ont tout perdu et qui ruminent en silence. Rencontré sur un lit d'hôpital, blessé par balle, c'est un costaud aux yeux sombres, animés par la rage. "Ce que j'ai vu cette nuit-là, je ne pourrai jamais l'oublier. Si mon chemin croise celui d’un Peul, il devra payer". Pour les autres ? "Je ne pourrai pas pardonner".
Les campagnes sont pleines désormais de ces jeunes, organisés en milices, armés de fusils artisanaux, parfois d'arcs et de flèches, pour, non plus traquer le gibier sauvage mais défendre leurs villages et prévenir de nouveaux pillages. Les Peuls, eux, "ont des AK47, alors il faut bien se défendre", argumente Oyama.
Ils ont beau s’être installés sur ces terres il y a plusieurs générations, les Peuls restent perçus comme des "envahisseurs": un peuple de 30 à 40 millions de personnes réparti sur une quinzaine de pays, du Sénégal à la Centrafrique. Un peuple méconnu et à part, qui se joue des lois comme des frontières. Et pour qui la préservation du troupeau aurait "plus de valeur qu’une vie humaine".
Le fait qu'ils soient eux aussi victimes de tueries à grande échelle, comme en février, lorsque 130 d'entre eux ont été massacrés dans le sud de l’Etat de Kaduna en une seule nuit, n'y change rien.
Prises au piège des violences, montrées du doigt et attaquées pour des crimes commis par d'autres, les familles peules ont plié bagages les unes après les autres, rassemblé leurs bêtes et pris le chemin de l’exil.
Pour les rencontrer, il faut s'enfoncer dans la savane boisée, à la limite de la région du Plateau, elle aussi touchée par le conflit entre agriculteurs et éleveurs. Dans la réserve pastorale de Kachia: un îlot de sécurité au milieu de terres brûlées.
- Berger à temps partiel -
Au bout d'une piste interminable, qui emprunte des ponts à moitié écroulés, le village aux cases rondes et aux maisons en torchis se profile dans une lumière jaune, aveuglante. Ici, les Peuls vivent entre eux, à quelques rares exceptions près.
Ils étaient 18.000 selon les dernières estimations, il y a quatre ans. Mais la réserve se peuple au fil des vagues successives de déplacés. "Il n’y avait rien ici quand on est arrivés, juste la brousse", explique d’un air las l’unique médecin à des kilomètres à la ronde, Idriss Jamo, qui regarde défiler les heures assis sur son tabouret. "Personne n’atterrit ici par choix".
Sauf lui: il y a quelques années, il est revenu de la capitale régionale, Kaduna, pour ouvrir sa clinique privée. Elle manque de tout, de matériel, de médicaments, mais les malades ont désormais au moins un médecin. Un vrai.
"Nous aurions pu rester en ville, avec tout le confort moderne. Mais mon père en a eu marre de voir les gens mourir du paludisme, les femmes enceintes perdre leur enfant avant d'atteindre l'hôpital", raconte sa fille aînée, Bilkisu, les yeux emplis de fierté et les cheveux soigneusement dissimulés sous un long hijab marron qui ne la quitte jamais. La jeune fille poursuit ses études de microbiologie dans la prestigieuse université de Zaria à 200 kms de là. "Je ne suis pas encore mariée à 24 ans, autant dire que je suis une extra-terrestre ici !".
Hormis les deux mosquées, où les cinq prières quotidiennes rythment la vie de la communauté, le marché et le terrain de foot, qui s'animent lorsque le mercure des 40 degrés commence à tomber, vers 18 heures, sont les seules distractions.
Le village n'a pas d'accès Internet. Pas de réseau téléphonique pour communiquer avec l'extérieur. Pas même d'électricité. Il faut débourser quelques nairas pour charger son portable dans un magasin alimenté au générateur.
Isa Ibrahim est berger, à temps partiel. Le reste du temps, il est chauffeur d'Okada. Ces motos chinoises bon marché, sont les seuls moyens pour les jeunes désœuvrés d'échapper à l’ennui. De s'échapper tout court.
Dès qu'il le peut, le trentenaire à la barbe en collier et au front tatoué en étoile, selon la coutume peule, laisse femme et enfants au village pour avaler sur sa moto les 20 km de piste qui le séparent de "Crossing". Là, il peut enfin téléphoner, écouter de la musique et surtout, jouer au billard, la principale attraction de ce bled en bordure du goudron.
Isa est né à quelques dizaines de km de là, dans un petit village nommé Madakyia, à une époque où la vie tournait encore entièrement autour du troupeau. Où le nombre de vaches dans l’enclos disait qui vous étiez, votre richesse, votre statut social.
- "La vache est magique" -
On était berger de père en fils dans son clan, celui des Kofoji. Enfant, il partait en transhumance avec les bêtes pendant plusieurs mois, avant de rentrer au village. Ils n’étaient plus tout à fait nomades comme l’étaient leurs aïeux (moins de 10% des éleveurs nigérians ont conservé ce mode de vie). Mais il a eu le temps de connaitre cette vie de campements sommaires et de feux de brousse. Une vie heureuse.
Puis en 2011, tout a volé en éclat. Les violences post-électorales qui ont suivi la présidentielle se sont vite transformées, dans la région de Kaduna, en règlements de comptes religieux, ethniques. Chrétiens contre musulmans, Peuls contre Atyap, Peuls contre Ninzom, Peuls contre Kaninkom... les villages ont brûlé les uns après les autres.
Quatre-vingt membres de son clan ont été massacrés en une nuit. De leurs 100 vaches, les deux tiers ont été abattues. Les moutons, rançonnés. Alors, la famille polygame, avec ses 15 enfants, s’est réfugiée comme tant d’autres dans la réserve.
"L'adaptation fut difficile. Nous avons commencé à cultiver la terre car le bétail avait beaucoup diminué. Nous ne pouvions plus compter là-dessus pour vivre", raconte Isa, qui s'est levé à l'aube pour aller traire ses bêtes, avant de commencer sa journée de taxi-moto au village.
Le lait tombe au compte-gouttes dans les calebasses. La récolte du jour est d'à peine deux litres, pas assez pour aller la vendre au marché. Accroupi sous une mère allaitante, son petit frère de 12 ans tente un bras de fer avec un tout jeune veau venu chercher son dû. Accrochés aux mamelles, le veau et l'enfant tètent avec avidité le précieux liquide blanc.
Quand un membre de la famille tombe malade, qu'on célèbre un mariage ou un baptême, alors la famille se résigne à vendre une vache: le troupeau est une sorte de "compte épargne" dans lequel on va puiser exceptionnellement.
"La vache est magique, plus magique que les fées !", disait l'écrivain peul Tierno Monénembo. "Elle apparait, le désert refleurit. Elle mugit, le reg (un désert de pierres) s'adoucit. Elle s'ébroue, la caverne s'illumine. Elle nourrit, elle protège, elle guide. Elle trace le chemin. Elle ouvre les portes du destin".
Mais les temps sont durs, Isa est nostalgique. "Le troupeau n’est plus symbole de richesse, mais de survie", se désole-t-il. "Il est devenu impossible de faire 10 km en brousse sans traverser des champs, et on aura des problèmes avec les agriculteurs. Les routes de transhumance n'existent plus, tout est cultivé".
Pour moderniser l'élevage, sur les conseils de la Banque mondiale, le Grazing Reserve Act promettait, dès 1964, de convertir 10% du territoire national en pâturages avec des droits fonciers pour les éleveurs.
Les années de dictature militaire ont passé, et comme dans le cas de beaucoup d'autres projets, une infime fraction des réserves ont finalement vu le jour. Sur les 415 réserves prévues, une centaine ont été officiellement délimitées, et une vingtaine sont réellement occupées par les éleveurs. Le reste a été vendu, construit ou cultivé.
Face à l'ampleur qu'a pris le conflit pastoral ces dernières années, de plus en plus de voix s'élèvent pour que la loi s'applique enfin, avec l'espoir que les éleveurs se sédentarisent pour de bon, et que les violences cessent. La réserve de Kachia est censée être un modèle du genre.
- Kalachnikovs et codéine -
Pour Isa, désormais il est hors de question de sortir de la réserve. "Avec les vols de bétail, les bandits et les criminels rôdent partout. Nous n'allons jamais très loin avec les bêtes. Nous sommes pauvres, mais ici au moins, nous sommes en sécurité, et nos enfants vont à l'école".
Lui n'a pas eu cette chance. Il aurait voulu être vétérinaire. Mais la fuite et l'appauvrissement brutal de la famille l'ont empêché d’entrer au collège.
Des écoles primaires, la réserve en compte 21 (plus un collège), pour un total de près de 6.000 élèves. Toutes labélisées "écoles nomades", et imaginées par le gouvernement à la fin des années 80 afin de permettre aux enfants d'éleveurs d'accéder à l'éducation. Aujourd'hui, le constat reste amer: sur les 10 à 15 millions d'éleveurs que compte le Nigeria, plus de 3 millions nfants ne vont pas à l’école.
Même à Kachia, la réserve modèle des Peuls, les rêves 'écrasent contre les murs crépis des écoles. Les enfants s'entassent à plus de 120 dans es salles de classes, qui n’ont ni pupitres, ni bancs, ni cahiers.
Yusuf Abubakar a 16 ans. Il est en CM2, et ne parle toujours pas couramment anglais. Mais il ne désespère pas de devenir un jour gouverneur de Kaduna, pour "faire ce que les autres n'ont pas fait": "ramener la paix à mon peuple, construire des écoles et des hôpitaux".
Dans l'établissement le plus ancien, établi en 1990, quatre professeurs se répartissent 860 élèves. Ils courent d'une classe à l'autre pour leur faire faire leurs devoirs. Mais il y a les classiques qu'ils connaissent par cœur: ce matin-là, ils récitent, sans faute et en chanson, les capitales des 36 Etats du pays.
"Plus de 90% des jeunes de la réserve sont sans emploi. Ils végètent au village, certains fument de l'herbe ou prennent de la codéine", un sirop pour la toux devenue une drogue à la mode, assène, sans beaucoup d’optimisme le maitre d'école de 29 ans, Shitu Abdullahi. "Ils ne veulent plus s'occuper du bétail, mais ils n'ont pas de diplôme, pas de qualifications. Comment voulez-vous qu'ils s'en sortent ?"
Les statistiques n'existent pas, mais tous le reconnaissent: le taux de criminalité au sein de la jeunesse peule a explosé dans le nord du Nigeria. Dans l'Etat de Zamfara, devenu une zone de non-droit, vols de bétails à grande échelle et kidnappings contre rançon sont devenus la norme.
"Beaucoup de ceux qui avaient tout perdu lors d'attaques se sont à leur tour procurés des armes. Une kalachnikov coûte 30 à 40.000 nairas (autour de 100 euros)", explique Malam Mansur Isah Buhari, enseignant à l'Université de Sokoto. Les Peuls opèrent surtout comme petites mains, mais il y a énormément d'argent en jeu pour les chefs de gangs".
La spirale des violences est sans fin, n'épargne personne: "les criminels agissent sans discrimination, les Peuls attaquent des Peuls, qui cherchent à leur tour un moyen de survivre".
Les animaux volés sont chargés vivants sur des bétaillères, puis, ainsi "blanchis", en l’absence de système de traçabilité, ils s'insèrent sans grande difficulté dans le circuit formel de revente, passant à prix cassés de négociants à revendeurs... pour finalement rejoindre le grand marché de Lagos.
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[PAPIER D'ANGLE] Nigeria : comment répondre à la demande en viande de 200 millions d'habitants ?
Avec 200 millions d'habitants et l'émergence d'une classe moyenne, la demande du Nigeria en protéines animales explose: un défi colossal pour nourrir une population toujours plus nombreuse malgré une production locale insuffisante, et une compétition féroce pour l'accès à la terre.
"A l'heure actuelle, le Nigeria est incapable de produire suffisamment de viande et de lait pour répondre aux besoins de sa population", explique à l'AFP Jimmy Smith, le directeur général de l'Institut de recherche international sur l'élevage (ILRI), basé à Nairobi.
On estime qu'en Afrique de l'Ouest, un consommateur de boeuf sur deux est nigérian. La première économie du continent, en plein boom démographique, consomme 360.000 tonnes de boeuf par an. Une moyenne encore relativement basse, mais qui devrait presque quadrupler d’ici à 2050.
Malgré un cheptel national considérable - près de 20 millions de bovins, 40 millions d’ovins et 60 millions de caprins -, près de 30% des animaux abattus au Nigeria viendraient de l'étranger.
Mali, Niger, Tchad, Cameroun... Le bétail provient de toute la région pour approvisionner le géant anglophone. Souvent, les troupeaux ont parcouru des centaines de kilomètres à pied avant d'arriver sur les marchés transfrontaliers, comme Illela, carrefour commercial entre le Niger et le Nigeria.
De là, les bêtes finissent généralement leur voyage par la route. Des bétaillères se relaient pour charger des milliers de vaches, de moutons et de chèvres destinés aux restaurants et boucheries des grandes villes comme Lagos, la capitale économique du Nigeria.
"Il est fort probable qu'à l'avenir, les importations continueront à représenter une part significative de l'alimentation d'origine animale", poursuit M. Smith.
A l'échelle de l'Afrique, on comptera quelque 2,5 milliards d'habitants d'ici 30 ans, alors que le revenu moyen devrait continuer à augmenter. Cela signifie que pour la première fois, des millions de gens pourront diversifier leur alimentation et consommer régulièrement de la viande.
L'Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) prévoit ainsi un bond de 200% de la consommation de boeuf et de porc entre 2015 et 2050, et de 211% pour la volaille en Afrique.
Mais l'immense potentiel que représente le marché de la viande se heurte à de nombreux défis.
Comme dans la plupart des pays africains, la filière de la viande au Nigeria repose essentiellement sur le pastoralisme, un système d'élevage traditionnel perçu comme peu productif, et pratiqué depuis des millénaires par les bergers transhumants peuls, shuwa ou encore kanouri.
A chaque saison sèche, les éleveurs descendent des zones sahéliennes et arides en quête d'eau et de pâturages pour leurs bêtes, vers les plaines fertiles du centre et du Sud.
- Sous-investissement et négligence -
Mais depuis le début du 20e siècle, les sécheresses, l'urbanisation galopante, l'expansion des surfaces agricoles entravent leur mobilité et génèrent des conflits parfois sanglants avec les fermiers sédentaires.
Au Nigeria, les violences ont fait 7.000 morts en cinq ans et coûteraient 13 milliards de dollars par an à l'économie, selon un rapport de l'ONG Mercy Corps publié en mai.
Ces problèmes aggravent la situation d'un secteur qui a déjà souffert d'années de négligence et de sous-investissement, qu'il s'agisse de l'élevage ou de la transformation de la viande et des produits laitiers, encore embryonnaire.
"Rien n'a été fait pour créer les réserves de pâturage prévues par la loi depuis les années 60, la plupart de ces terres ont été vendues aux agriculteurs et sont cultivées", affirme le Dr Ibrahim Abdullahi, secrétaire général national du Gafdan, un syndicat d'éleveurs.
"Le gouvernement a systématiquement marginalisé l'élevage au profit de l'agriculture. Certains Etats (nigérians) lui allouent moins de 2% de leur budget".
Résultat, les éleveurs se retrouvent isolés, loin des circuits de commercialisation de la viande, tandis que de nombreux marchés et abattoirs, en plein air, ne remplissent pas les conditions sanitaires les plus basiques (absence d'eau courante, d'abris à bestiaux, de chambres froides...).
En comparaison, certains pays comme l'Afrique du Sud, qui roduit aujourd'hui près d'un million de tonnes de boeuf par an, ont investi dans des systèmes d'élevage intensif et de transformation industrielle.
Mais Jimmy Smith, de l'ILRI, estime que l'élevage transhumant, dont dépendent des millions de petits éleveurs et de commerçants, peut être un modèle productif.
"Le pastoralisme est un système très efficace si on considère qu'il demande très peu d'investissement par rapport à ce qu'il permet de collecter. La plupart de la viande en Afrique provient encore aujourd'hui de ce système. Il suffirait de le moderniser".
"On pourrait par exemple développer la production de fourrages et de céréales destinés à l'alimentation animale" pour approvisionner les marchés du Nord où sont basés les troupeaux, suggère le spécialiste. "Un animal qui produit deux litres par jour pourrait ainsi en produire dix".
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[PAPIER D'ANGLE] Le "fantasme" d'un nouveau jihad
Assis en tailleur, paupières closes et paumes tournées vers le ciel, Saidu Bello se recueille au pied d'un imposant tombeau en marbre, recouvert de velours bleu : c’est à Sokoto, vieille cité du nord du Nigeria, que repose Ousmane Dan Fodio, l'un des grands noms de l’Islam africain.
"Je prie Allah pour qu’il me donne la même force qu’au Shehu" (Dan Fodio), confie le visiteur, un commerçant de 29 ans. "A chaque fois que je doute, je viens ici pour qu’il m’aide à prendre la bonne décision".
Dans la pénombre de la pièce, une dizaine de pèlerins récitent leurs prières dans un murmure, égrenant leurs chapelets de perles nacrées avec dévotion. Au Nigeria et dans toute l’Afrique de l’Ouest, pour de nombreux musulmans, Ousmane Dan Fodio est considéré comme un saint.
En 1804, ce Peul érudit et réformiste déclare la guerre sainte contre des souverains tyranniques. Il prône l'observance d'un "islam pur" et lance une insurrection qui, en 1808, conduit à l'établissement du califat de Sokoto.
Cet Etat islamique prospère, alors le plus grand d'Afrique, s’étendra du Burkina Faso au Cameroun modernes, jusqu'au renversement du dernier calife, tué par les Britanniques en 1903. Il fallait alors quatre mois pour le traverser d'est en ouest.
Leader politique charismatique, Dan Fodio inspirera tout au long du 19e siècle les jihads peuls en Afrique occidentale: celui de Sékou Amadou, fondateur de l’empire Macina, ou encore d’El Hadj Oumar Tall, fondateur de l’empire Toucouleur.
Dans le flot de pèlerins venus se recueillir, certains viennent d’aussi loin que le Sénégal, les bras chargés d’offrandes. Ils n’ont pas tous lu l'œuvre du "Shehu", à qui l’on doit des dizaines de traités religieux et de poèmes, écrits en haoussa, en arabe et en foufoulde.
Beaucoup de ces fidèles sont des bergers peuls qui ne savent pas lire. Mais les imams et les maîtres des madrasas, les écoles coraniques, les leur ont enseignés.
"Il a unifié les anciens royaumes haoussas" qui ne cessaient de se faire la guerre et "combattu les injustices sociales et les privilèges indus", raconte à l’AFP le Pr Sambo Wali Junaidu, premier conseiller de l’actuel Sultan de Sokoto.
Descendant direct du premier calife et 20e du titre, Muhammadu Sa'ad Abubakar III reste, aujourd'hui encore, le plus haut dignitaire musulman du pays.
Mais dans un pays déchiré par les violences intercommunautaires, cette lecture historique d’un Dan Fodio "pacificateur" est loin de faire l’unanimité. Un cycle de violences et de représailles oppose en effet, avec une intensité croissante depuis trois ans, éleveurs peuls musulmans et agriculteurs chrétiens au Nigeria.
Ce conflit pour l’accès à la terre et à l’eau, dans le pays le plus peuplé du continent avec près de 200 millions d'habitants, touche en particulier les régions fertiles du centre, devenues l’objet d’une compétition féroce qui ranime les vieilles rancœurs ethniques et religieuses.
- Esclavage et razzias -
C’est dans cette Middle-Belt, où se rencontrent un Nord à dominante musulmane et un Sud majoritairement chrétien, que se trouvaient les limites du califat de Sokoto. C’est également dans ces régions habitées par une multitude de peuples animistes que les soldats du califat lançaient razzias et expéditions pour capturer des esclaves.
Ces derniers rejoignaient en masse les plantations, les mines de sel ou l'industrie du fer qui faisaient alors la richesse du califat. Une économie entière basée sur le travail servile. Des témoignages de marchands de l'époque donnent une idée de l'ampleur du phénomène: dans la grande ville commerçante de Kano, vers 1824, il y avait pour chaque homme libre environ 30 esclaves.
"Cette histoire a laissé un traumatisme profond chez les populations autochtones qui se trouvaient dans la zone d’influence des empires islamiques précoloniaux" et dont beaucoup sont devenues chrétiennes par la suite, explique Alioune Ndiaye, enseignant à l’université de Sherbrooke, au Canada, et spécialiste du Nigeria. "Il y a encore cette peur chez les populations du Sud que les nordistes viennent +tremper le coran jusque dans l’océan+, pour utiliser l'expression consacrée".
De fait, à chaque nouvel épisode de violences, la presse nigériane – dont les principaux titres appartiennent à des magnats du Sud - n’hésite pas à comparer les éleveurs peuls à des "terroristes". Elle évoque un "complot peul" ayant pour objectif d'achever l’œuvre de Dan Fodio en islamisant le Nigeria.
Avec l'élection en 2015 du président Muhammadu Buhari, un Peul musulman issu du Nord, qui entame son deuxième mandat, leur stigmatisation a encore empiré.
Sa lenteur à condamner les massacres, l'incapacité des forces de sécurité à protéger les populations et le fait qu'il ait placé essentiellement des Haoussas ou Peuls aux postes clés dans l'armée et la police, ont attisé les frustrations.
"De plus en plus, on entend les accusations d'une ethnicisation du pouvoir de la part du président Buhari, notamment au travers des nominations pour les postes stratégiques de la Fédération", poursuit M. Ndiaye.
Le Dr Ibrahim Abdullahi, qui représente un syndicat d’éleveurs à Kaduna (nord), estime que l’idée d'un "jihad peul" moderne relève du "pur fantasme" et d'une instrumentalisation politique.
A la différence de ce qui se passe au Mali ou au Burkina Faso, où les groupes jihadistes exploitent la fibre ethnique pour recruter parmi les peuls, au Nigeria les revendications des éleveurs sont généralement déconnectées de toute idéologie religieuse.
"La majorité des éleveurs peuls est pauvre, sans accès à l’éducation, et personne ne porte leur voix, pas même l'élite au pouvoir", poursuit le Dr Abdullahi. "Il est facile de leur faire porter la responsabilité de tout ce qui va mal dans le pays".
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[PORTRAIT] Bambado, roi peul et patron des dockers de Lagos
Mohammed Abubakar Bambado est un homme pressé. A peine a-t-il terminé son rendez-vous avec un client australien au port de Lagos, qu'il est attendu dans son palais. Ses sujets patientent depuis près de trois heures pour une audience. Quand il arrive, son Iphone sonne une énième fois. "Excusez-moi, c'est une urgence".
Après son père, et son grand-père, il est le troisième "Sarkin Fulani" de Lagos: un roi peul au cœur la bouillonnante capitale économique du Nigeria, où se succèdent gratte-ciels et bidonvilles, autoroutes à six voies et pistes en terre cabossées. Mais à 49 ans, c'est aussi un homme d'affaires prospère et respecté, à la tête d'une importante société de dockers.
A bord de son 4x4 Mercedes gris métallisé, il balaie la plupart des clichés habituels, à commencer par celui qui voudrait que tous les Peuls soient éleveurs. Ou la caricature classique, sur le physique: il n'a ni le teint clair, ni le nez aquilin, encore moins une silhouette frêle. C'est un costaud aux yeux doux.
Le temps d'embrasser la ribambelle d'enfants qui chahutent dans la cour, d'enfiler son turban de chef traditionnel, et il est enfin prêt. Il s'installe dans un large trône aux accoudoirs ornés de deux imposantes têtes de vaches, couleur or. Au-dessus de sa tête est accroché un chapeau de paille traversé d'un sabre.
A ses pieds, l'assistance se tait. Le griot appelle les noms. Les uns après les autres, les hommes viennent s'agenouiller en signe de respect. Une courte prière, et l'audience peut commencer.
Il y a là des chefs de quartier, assis en tailleur sur un large tapis brodé, mais aussi des responsables de corporations: celle des Okada, ces taxi-motos qui permettent de contourner les embouteillages tentaculaires de la mégapole de 20 millions d'habitants, celle des aveugles-mendiants qui frappent aux fenêtres des automobilistes…
- Noix de kola et pépites d'or -
"Je suis là pour résoudre leurs problèmes", explique le roi peul. Et il écoute. Un changeur d'argent a été kidnappé et assassiné par ses ravisseurs. La famille, qui n'a pas confiance en la police, implore l'influent chef traditionnel de suivre l'enquête. Il acquiesce.
Les doléances se poursuivent : litiges fonciers, querelles de familles, attaques et vols à mains armés… "C'est un homme bon. Quand il se passe quelque chose de grave, même s'il voyage à l'étranger, il décroche toujours son téléphone. Et s'il le faut, il prend un vol retour pour le Nigeria. Direct", assure Suleiman Ibrahim, assis au dernier rang.
Tous ont ici un point commun: ils sont issus de la communauté peule-haoussa, originaire du nord à majorité musulmane. Elle représente environ un quart de la population de Lagos, qui se trouve en plein pays yoruba, ethnie majoritaire dans le sud-ouest.
Bambado est issu d'une famille instruite, et très croyante. Ses grands-parents ont été parmi les premiers migrants à quitter leur région aride et sahélienne, à plus de 1.000 km de Lagos, au tout début du XXe siècle.
Le patriarche, un commerçant de l'Etat de Jigawa, voyage alors aux quatre coins du pays pour vendre des noix de kola et des pépites d'or. Jusqu'au jour où il décide de s'installer pour de bon sur la côte Atlantique. C'était en 1904.
"Peu à peu, c'est devenue une figure incontournable. Quand des gens du nord séjournaient à Lagos, c'est lui qui les accueillait. Ils étaient toujours plus nombreux. Alors un jour, ils ont décidé qu'il leur fallait un chef: mon grand-père".
- Peuple sans frontières -
Le premier "Sarkin Fulani" diversifie ses activités. Il investit dans le commerce de bétail, "approvisionne même l'armée nigériane en viande durant la guerre civile du Biafra" (1967-70), raconte avec fierté son petit-fils.
L'accès à la mer est un atout indéniable pour le commerce. Le trafic maritime se développe, le port a besoin de bras pour charger et décharger les navires qui accostent à Lagos. Cela tombe bien, il y a justement un flot de migrants qui continuent d'arriver à Lagos, terre d'accueil cosmopolite.
Le grand-père de Bambado fonde une société de manutention portuaire. Et emploie ses "frères" comme main d'œuvre. Tout comme le titre de "roi des Peuls", la direction de la compagnie se transmettra de génération en génération.
A la mort de son père en 1994, Bambado, alors étudiant en gestion d'entreprise à Maiduguri (nord-est), reprend le flambeau. Dockworth Services International Limited emploie aujourd'hui plus de 1.500 personnes à Lagos, Calabar (sud-est) et Warri (sud).
Le patron passe environ "la moitié du temps" à Londres ou à Dubaï pour les affaires. Les Peuls sont un peuple sans frontière, dit-on. Du Sénégal à la Centrafrique, ils seraient 30 à 40 millions, répartis sur une quinzaine de pays. Mais s'il n'oublie pas ses origines, Bambado reste loyal à la terre qui l'a vu naitre. "Je suis un Lagosien avant tout !", aime-t-il à répéter.
Il sait aussi que ses sujets l'attendent dans le petit palace décrépi de Surulere, quartier populaire où il continue d'habiter avec sa femme et ses trois enfants. Et il n'est pas très loin de son troupeau: il possède 300 vaches, dans la banlieue proche de Lagos.
Il est là pour résoudre les problèmes. Diplomate, médiateur, homme d’affaire influent, le roi des peuls de Lagos, Mohammed Bambado, est incontournable dans la plus grande ville d’Afrique. Dernier volet de notre grand reportage sur les nomades Peuls :
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Peuls au Nigeria : Diaporama
A travers une série de reportages inédits, une équipe de l’AFP est allée à la rencontre des Peuls. Un peuple qui n'a plus d’autre choix que de s’adapter ou de lutter s’il ne veut pas disparaître. Voici une sélection des images les plus fortes de ce grand reportage :